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Ça avait déplu à pas mal de gens de découvrir qu’ils partageaient la planète avec des vampires – bien qu’ils l’aient toujours fait sans le savoir. Il leur avait fallu un certain temps pour s’habituer à cette idée et pour admettre que les vampires étaient bel et bien réels. Or, ils n’avaient pas plus tôt admis leur existence que, déjà, ils n’avaient plus qu’un objectif : les exterminer. Et ils n’étaient pas plus regardants sur la méthode que n’importe quel vampire dissident quand il a repéré sa proie.
Aux yeux de leurs pairs, les vampires dissidents passaient pour d’incurables rétrogrades, des passéistes impénitents qui s’accrochaient désespérément à une époque révolue. Ils avaient à peu près autant envie de se faire connaître des humains que les humains avaient envie de les connaître. Les dissidents refusaient de boire le sang de synthèse qui constituait désormais le régime de base de la grande majorité des vampires. Ils ne voyaient d’avenir pour les leurs que dans un retour à une existence clandestine. Les dissidents massacraient les humains juste pour le plaisir. Les représailles dont étaient ensuite victimes leurs propres frères les arrangeaient : les dissidents voyaient dans la haine qu’éprouvaient les humains pour les vampires un excellent moyen de convaincre les intégrationnistes qu’il n’existait pour eux d’issue que dans un retour à leur mode de fonctionnement antérieur. En outre, les persécutions constituaient un excellent moyen de contrôle démographique et un système de sélection très performant...
Bill m’avait également appris qu’après de longues années passées parmi les hommes, certains vampires succombaient à une sorte de crise de conscience tardive – ou peut-être à un ennui « mortel ». Taraudés par de terribles et incessants remords, ou las de ne plus savoir quoi faire de leur vie, ils décidaient de « s’offrir au soleil », expression qu’employaient les repentants pour signifier qu’ils renonçaient à l’immortalité en refusant délibérément de regagner leur cercueil avant le lever du soleil.
Une fois de plus, je me retrouvais sur des chemins que je n’aurais jamais empruntés si je n’avais pas été... différente. Si je n’étais pas née avec cette maudite infirmité, jamais je n’aurais eu besoin de savoir tout ça. Jamais je n’aurais même imaginé que ça puisse exister, et jamais je ne me serais retrouvée avec un mort-vivant en guise de petit copain. Étant télépathe, mes relations avec les autres, en particulier les hommes, étaient un vrai casse-tête. Vous vous imaginez, vous, sortir avec un type dont vous pouvez lire les pensées ? Toutes les pensées ? Quand Bill avait croisé ma route, mon horizon s’était subitement dégagé. Le mot « bonheur » avait enfin pris un sens. J’avais vécu avec lui les plus beaux moments de ma brève existence. Il n’en demeure pas moins que j’avais indubitablement eu plus de problèmes depuis que je le connaissais, autrement dit en l’espace de quelques mois, qu’au cours des vingt-cinq années que j’avais passées sur cette terre.
— Donc, vous pensez que Farrell est déjà mort ? ai-je demandé en m’efforçant de me concentrer sur le problème à l’ordre du jour.
Ce n’est pas vraiment le genre de question qu’on a envie de poser au « frère » de la victime, fût-il d’adoption, mais il fallait que je sache.
— Possible, m’a répondu Stan après un long silence.
— Peut-être qu’ils le retiennent quelque part, a suggéré Bill. En général, la Confrérie ne manque pas de convoquer la presse à ces petites... cérémonies.
Stan s’est contenté de regarder dans le vague pendant quelques minutes, puis il s’est brusquement levé.
— Le même homme se trouvait à la fois au club et à l’aéroport... a-t-il dit d’une voix songeuse, comme s’il se parlait à lui-même.
Il s’est alors mis à arpenter la pièce de long en large. Ça me rendait dingue de le voir faire les cent pas, d’autant plus que je ne pouvais pas lui demander d’arrêter. On était quand même chez lui, et c’était son « frère » qui avait disparu. Mais je n’ai jamais pu supporter longtemps les tensions en vase clos. Je préfère de beaucoup une bonne explosion à un suspense à rallonge. Et puis, j’étais fatiguée et j’avais hâte de rentrer me coucher.
— Bon, ai-je lancé d’un ton qui se voulait décidé. Et alors ? Comment ce type a-t-il su que je serais ici cette nuit ?
Vous pensiez qu’il n’y avait rien de pire qu’un vampire qui braque les yeux sur vous ? Que diriez-vous de deux vampires qui braquent les yeux sur vous ?
Pour qu’il ait appris la date de votre arrivée, il faut... qu’il y ait eu une fuite, a fort justement raisonné Stan. Ce qui signifie que nous avons un traître dans cette maison.
L’orage grondait. Stan Davis répandait autour de lui une telle tension que l’atmosphère était saturée d’électricité. Il régnait soudain dans la pièce une chaleur étouffante. L’air était devenu irrespirable.
Contrairement à Stan Davis, qui semblait avoir un net penchant pour le mélodrame (son côté Al Capone d’opérette, sans doute), je n’ai aucun goût pour le tragique. Histoire de calmer les esprits, j’ai attrapé un des crayons et un bloc-notes qui traînaient sur la table et j’ai griffonné : « Et si vous étiez sur écoute ? » Ils m’ont tous les deux regardée comme si je venais de leur proposer un Big Mac. Les vampires, qui possèdent tous d’incroyables pouvoirs de toute sorte, oublient parfois que les humains ont développé quelques techniques de leur cru. Stan et Bill ont échangé un coup d’œil dubitatif, mais aucun d’eux n’a semblé capable d’émettre la moindre suggestion.
Eh bien, moi, j’allais me mouiller – il fallait bien que quelqu’un se dévoue. Je n’avais vu faire ça que dans les films, mais je me suis dit que si quelqu’un avait collé un mouchard dans cette pièce, il avait été obligé d’agir vite, d’autant qu’il était probablement mort de trouille. Donc, le micro en question ne devait pas être très loin et pas très bien caché. J’ai enlevé ma veste et mes escarpins. Et comme, de toute façon, en tant qu’humaine, je n’avais aucune dignité à garder aux yeux de Stan Davis, je me suis mise à quatre pattes sous la table et j’ai commencé à la remonter sur toute sa longueur en poussant au passage les chaises à roulettes. Pour la énième fois de la journée, j’ai regretté de ne pas être en pantalon.
J’étais à moins de deux mètres de Stan quand j’ai repéré quelque chose de bizarre : une petite bosse noire sous le plateau en bois blond. Je l’ai examinée de près du mieux que j’ai pu. Ce n’était pas un vieux chewing-gum.
Maintenant que j’avais trouvé l’objet du délit, je ne savais plus trop quoi faire. Je suis sortie de ma cachette, un peu plus poussiéreuse qu’au départ, et j’ai émergé pile aux pieds de Stan. Il m’a tendu la main. Je l’ai prise de mauvaise grâce, et il m’a aidée à me relever. Il n’a pas tiré fort, mais je me suis brusquement retrouvée debout, nez à nez avec lui. Il était moins grand que je ne l’aurais pensé, et j’aurais nettement préféré ne pas avoir à le regarder dans les yeux, comme la situation m’y contraignait. J’ai posé l’index sur mes lèvres pour l’inciter à la discrétion, puis j’ai désigné la table.
Bill a quitté la pièce comme une fusée. Stan avait encore pâli, et ses yeux lançaient des éclairs. Quant à moi, je regardais désespérément ailleurs. Je ne tenais pas à voir son expression quand il prendrait pleinement conscience que quelqu’un avait posé un micro dans ce qui lui servait de salle de réunion. Il avait bel et bien été trahi, mais pas comme il l’avait imaginé.
Je me creusais les méninges, me demandant ce que je pouvais bien faire maintenant pour me rendre utile. En attendant, j’ai levé machinalement les mains pour redresser ma queue de cheval... que je n’avais pas. Quoique légèrement échevelée après mon parcours du combattant sous la table, j’arborais toujours mon chignon sophistiqué. Remettre un peu d’ordre dans ma coiffure m’a donné un excellent prétexte pour baisser la tête.
À mon grand soulagement, Bill n’a pas tardé à revenir avec Isabeau et le type à lunettes que j’avais vu faire la vaisselle dans la cuisine. Ce dernier avait une bassine remplie d’eau dans les mains.
— Je suis désolé, Stan, a soupiré Bill d’un ton de circonstance. Si j’en crois ce qu’on a appris ce soir, j’ai bien peur que Farrell soit déjà mort. Sookie et moi n’avons plus rien à faire ici, et si vous n’avez plus besoin de nous, nous repartirons pour la Louisiane dès demain.
Pendant ce temps, Isabeau avait désigné d’un geste, à l’homme qui la suivait, l’endroit de la table devant lequel Stan se tenait. Le type a posé sa bassine dessus.
— Je ne vois aucune raison de vous retenir davantage, a répondu Stan d’une voix glaciale. Vous m’enverrez votre note. Votre chef de zone s’est montré très pointilleux à ce sujet. Il faudra que je le rencontre un jour.
Vu le ton qu’il avait employé, il était clair que cette entrevue future avec Eric risquait fort de ne pas être très cordiale. Stan n’avait pas l’air de le porter dans son cœur (façon de parler).
— Espèce d’imbécile ! s’est soudain écriée Isabeau. Tu as renversé mon verre.
Bill a passé brusquement la main sous la table pour arracher le mouchard et l’a jeté dans la bassine, qu’Isabeau a aussitôt remportée d’une démarche encore plus souple qu’à l’accoutumée pour ne pas la renverser. L’homme qui l’avait accompagnée est resté dans la pièce.
L’affaire avait été rondement menée. Stan se voyait ainsi débarrassé du mouchard simplement et en douceur. Et il n’était pas impossible que la personne chargée de l’espionner ait cru à la petite comédie improvisée qu’on lui avait jouée. Une fois le micro ôté, la tension est retombée. Stan lui-même paraissait presque moins effrayant.
— Isabeau m’a dit que vous aviez des raisons de croire que Farrell avait été enlevé par la Confrérie du Soleil, a déclaré l’homme à lunettes. Peut-être que cette jeune femme et moi-même pourrions aller au centre de la Confrérie demain pour essayer de savoir si une cérémonie quelconque se prépare.
Stan et Bill l’ont dévisagé en silence.
— Un couple paraîtra sans doute moins suspect, a reconnu Stan.
Bill s’est tourné vers moi.
— Sookie ?
— Il est clair qu’aucun d’entre vous ne peut y aller. Au pire, on pourra toujours faire un repérage des lieux.
Si je parvenais à en savoir un peu plus sur ce qui se passait au centre de la Confrérie, je réussirais peut-être à empêcher une attaque massive des vampires. Il était en effet évident qu’ils ne se rendraient pas au commissariat pour déclarer la disparition de Farrell et demander aux flics de passer le centre de la Confrérie au peigne fin. Quel que soit leur désir de respecter les lois de la société américaine, je savais que s’il était prouvé qu’un des vampires de Dallas était retenu captif au centre de la Confrérie, des humains allaient le payer de leur vie. On retrouverait bientôt des cadavres dans tous les coins de l’État. Si je pouvais éviter ça...
— Si ce vampire tatoué est effectivement un repentant, s’il a bien l’intention d’entraîner Farrell avec lui dans son projet de suicide et si le tout est organisé sous l’égide de la Confrérie du Soleil, alors ce faux prêtre qui a essayé de te kidnapper à l’aéroport doit travailler pour eux. Donc, maintenant, ils connaissent ton visage, m’a dit Bill. Tu vas être obligée de porter ta perruque.
Il m’a adressé un sourire satisfait. C’était lui qui avait eu l’idée de la perruque.
J’étais moins enthousiaste que lui. Une perruque par cette chaleur, quelle poisse ! Mais j’ai fait de mon mieux pour cacher mon irritation. Et puis, à tout prendre, je préférais avoir la tête en feu plutôt que d’être démasquée. Il ne devait pas faire bon se balader avec l’étiquette « à la solde des vampires » au beau milieu d’un des centres de la Confrérie du Soleil.
— Il serait préférable que je n’y aille pas seule, ai-je reconnu, navrée de devoir exposer quelqu’un d’autre au danger.
— Cet humain est le familier habituel d’Isabeau, a précisé Stan en désignant négligemment l’homme qui se tenait avec nous dans la pièce.
Il a marqué une pause, sans doute mise à profit pour convoquer mentalement Isabeau ou un autre de ses sous-fifres, j’en étais sûre.
Et ça n’a pas manqué : dans la seconde qui a suivi, Isabeau a de nouveau passé la porte. Ça devait être drôlement pratique de pouvoir appeler les gens comme ça. Même pas besoin d’interphone ni de portable. Je me demandais jusqu’à quelle distance ce genre de message portait. Cela dit, heureusement que Bill ne pouvait pas en faire autant avec moi. J’aurais un peu eu l’impression d’être son esclave, la brave fille servile qu’on siffle et qui répond au doigt et à l’œil. Très peu pour moi ! Stan pouvait-il appeler des humains comme il appelait ses semblables ? Et était-ce de simples appels ou des ordres psychiques auxquels on était obligé de répondre ? A la réflexion, peut-être que je n’avais pas vraiment envie de savoir...
Le type à lunettes a réagi à l’apparition d’Isabeau comme un chien de chasse à l’approche du gibier.
Ou plutôt comme un homme affamé auquel on aurait servi un gros steak, mais qui doit attendre la fin du bénédicité avant de l’attaquer. J’espère bien que je ne fais pas cette tête-là quand Bill arrive Chez Merlotte !
— Isabeau, ton familier s’est porté volontaire pour accompagner Sookie au centre de la Confrérie du Soleil, lui a annoncé Stan. Crois-tu qu’il puisse faire un converti crédible ?
— Oui, a répondu Isabeau sans hésiter, en dardant son regard émeraude sur l’intéressé.
— Bien. Avant que je ne te libère, y a-t-il des visiteurs, ce soir ?
— Oui, un. Il vient de Californie.
— Où est-il ?
— Ici.
— Est-il entré dans cette pièce ?
Évidemment, Stan espérait que l’espion qui l’avait placé sur écoute était un étranger (un vampire ou un humain qui ne faisait pas partie de son entourage, du moins).
— Oui.
— Fais-le venir.
Trois minutes plus tard, Isabeau est revenue avec le vampire en question. Il devait faire au bas mot un mètre quatre-vingt-dix. C’était un solide gaillard imberbe, mais avec une belle crinière couleur de blé mûr attachée en queue de cheval. J’ai immédiatement baissé les yeux pour regarder mes chaussures et j’ai senti Bill se figer à côté de moi.
— Stan, voici Leif, a dit Isabeau.
— Bienvenue à Dallas, Leif, a répondu Stan. Désolé de ne pas vous avoir mieux accueilli, mais nous avons un petit problème, ce soir.
Je gardais les yeux obstinément rivés au plancher. J’aurais donné cher pour me retrouver seule avec Bill et lui demander ce qui se passait exactement. Parce que le fameux Leif s’appelait autant Leif que moi Paméla, et s’il venait de Californie, moi, je venais de Sibérie !
C’était Éric.
La main de Bill est soudain apparue dans mon champ de vision et s’est refermée sur la mienne. Il m’a serré légèrement les doigts et a passé le bras autour de ma taille pour que je puisse m’appuyer contre lui. J’en avais sacrément besoin !
— En quoi puis-je vous être utile ? a demandé Éric – enfin, Leif. Du moins pour le moment.
— Il semble que quelqu’un soit entré ici pour m’espionner.
C’était une façon assez évasive de présenter les choses. Manifestement, Stan ne tenait pas à ébruiter cette histoire de micro. Dans la mesure où il y avait sûrement un traître dans la maison, il n’avait probablement pas tort.
— Je ne suis qu’un simple visiteur et je n’ai, pour l’heure, aucun désaccord avec vous ni avec l’un des vôtres.
Le calme avec lequel Éric avait répondu à l’accusation à peine voilée de Stan était assez impressionnant. A plus forte raison quand on savait que sa présence ici n’était qu’une vaste supercherie sans doute destinée à jouer un rôle dans quelque mystérieuse lutte de pouvoir entre vampires rivaux.
— Excusez-moi.
C’est fou ce que ma voix semblait frêle et pitoyablement humaine, tout à coup.
Stan a eu l’air passablement irrité par cette interruption. Dommage pour lui. Qu’il aille se faire voir !
Le... euh... matériel en question n’a pas pu être mis en place aujourd’hui, puisqu’il devait fournir toutes les données sur notre vol à destination de Dallas.
J’essayais de prendre un ton susceptible de laisser entendre à tous que Stan y avait forcément déjà pensé avant moi. Lequel Stan posait sur moi un regard dénué de toute expression.
— Et, désolée, mais je suis vraiment épuisée, ai-je ajouté.
Au point où j’en étais, autant aller jusqu’au bout.
— Est-ce que Bill pourrait me raccompagner à l’hôtel, maintenant ?
— Isabeau va s’en charger, m’a répondu Stan, manifestement agacé par ces détails logistiques sans intérêt.
— Non, monsieur.
Les maigres sourcils de Stan Davis ont fait un bond au-dessus de ses lunettes de gangster de pacotille.
— Non ? a-t-il répété, comme s’il n’avait jamais entendu ce mot en sa présence.
— Non. Selon les termes de mon contrat, je ne peux pas me déplacer sans être accompagnée par un vampire de ma zone. Bill a été choisi pour cette mission. Je n’irai nulle part sans lui cette nuit.
Stan m’a dévisagée en silence. Je pouvais remercier le Ciel d’avoir trouvé le mouchard et de m’être rendue utile, sinon je crois que je n’aurais pas fait long feu sur le territoire de Stan Davis.
— Disparaissez, a-t-il finalement lâché.
Bill et moi ne nous sommes pas fait prier. De toute façon, on ne pouvait rien pour Eric, si Stan le soupçonnait, et plus on restait, plus on risquait de le compromettre. De nous deux, j’étais la plus susceptible de le trahir par un geste ou un mot malheureux qui n’aurait certainement pas échappé au regard d’aigle de Stan. Les vampires ont eu des siècles pour observer les humains, comme les prédateurs épient leurs proies pour mieux les piéger : il aurait remarqué le moindre détail suspect.
Isabeau est partie en même temps que nous, et nous sommes rentrés à l’hôtel dans sa limousine. Il y avait beaucoup moins de voitures dans les rues de Dallas que lorsqu’on était arrivés, en début de soirée. Il ne devait pas rester plus de deux heures avant le lever du jour. J’ai poliment remercié Isabeau quand la voiture s’est garée devant la porte du Silence Eternel.
— Mon humain viendra vous chercher à 15 heures, m’a-t-elle annoncé.
Réprimant in extremis un « Oui, mon général ! » et un claquement de talons, j’ai acquiescé.
— Au fait, comment s’appelle-t-il ?
— Hugo Ayres.
— OK.
Je savais déjà d’Hugo qu’il ne manquait pas de présence d’esprit. C’était plutôt rassurant. Bill m’a rejointe dans le hall quelques secondes plus tard. On a pris l’ascenseur ensemble.
— Tu as ta clé ? m’a-t-il demandé en arrivant devant la porte de la suite.
J’étais déjà à moitié endormie.
— Oui. Pourquoi ? ai-je marmonné.
— J’avais juste envie de te voir la récupérer.
Je me suis sentie de bien meilleure humeur, tout à coup.
— Peut-être que tu aimerais le faire toi-même ?
Un vampire aux allures de corsaire, avec une queue de cheval noire qui lui arrivait à la taille, a remonté le couloir, le bras passé autour d’une fille bien en chair qui secouait sa crinière de boucles rousses en riant. Bill a attendu qu’ils aient disparu dans une chambre, à quelques mètres de la nôtre, pour commencer à chercher la clé.
Il n’a pas mis longtemps à la trouver.
On n’avait pas franchi le seuil qu’il me soulevait pour me plaquer contre lui et m’embrassait à pleine bouche. On aurait sans doute dû discuter, reparler de tout ce qui s’était passé durant la nuit, mais je n’avais pas vraiment la tête à ça et, apparemment, lui non plus.
L’avantage des jupes, c’est qu’il suffit de les remonter et que, s’il n’y a qu’un slip en dessous, il faut moins d’une seconde pour se retrouver... opérationnelle, comme disait Stan. Déjà, ma veste de tailleur gisait par terre, mon chemisier blanc l’avait rejointe, et j’avais les bras noués autour du cou de Bill et les jambes autour de sa taille.
Bill s’était adossé au mur du salon et se débattait avec sa braguette quand on a frappé à la porte.
— Fichez le camp ! a aboyé Bill.
Je me suis frottée contre lui, et il a retenu son souffle. Il a enlevé une à une les épingles et autres accessoires qui retenaient mon chignon, puis a lentement passé la main dans mes cheveux.
— Il faut que je vous parle, a dit une voix familière, un peu étouffée par l’épaisseur de la porte.
— Oh, non ! ai-je gémi. Faites que ce ne soit pas Éric.
Le seul être au monde qu’on ne pouvait pas envoyer balader.
— C’est Éric, a insisté la voix.
J’ai dénoué mes jambes, et Bill m’a reposée doucement sur le sol. Folle de rage, je suis allée dans la chambre au pas de charge pour enfiler mon peignoir, un petit truc rose qui m’arrivait à mi-cuisses. Je n’allais tout de même pas me rhabiller !
Quand je suis revenue dans le salon, Éric félicitait Bill.
— Bravo à toi aussi, Sookie. Tu as été merveilleuse, s’est-il empressé d’ajouter en me voyant pénétrer dans la pièce.
Il a jeté un regard entendu à ma tenue. J’ai levé les yeux vers lui, en le maudissant de ne pas être en train de pourrir au fond de la Red River, tout souriant qu’il était, avec sa crinière blonde, sa carrure de Viking et le reste.
— Oh ! Mille fois merci d’être venu jusque dans notre suite pour nous le dire, ai-je rétorqué, acerbe. Nous n’aurions pas pu nous endormir sans te savoir satisfait de nos services.
Non seulement il n’a pas perdu son sourire Colgate, mais ce dernier s’est même élargi.
— Ô mon Dieu ! s’est-il exclamé. Serais-je arrivé au mauvais moment ? Ceci serait-il à toi, Sookie, par hasard ?
Il balançait au bout de son doigt le string que Bill m’avait si prestement enlevé quelques minutes plus tôt.
— En un mot comme en cent, oui, lui a répondu Bill. Y a-t-il autre chose dont tu veuilles discuter avec nous, Éric ?
Je n’aurais pas été surprise de voir du givre sortir de la bouche de Bill.
— Nous n’en avons plus le temps, hélas, a dit Éric. L’aube est proche, et j’ai encore quelques petites affaires à régler avant de me coucher. Mais il faut qu’on se voie demain. Quand vous aurez appris ce que Stan attend exactement de vous, laissez-moi une note à la réception et nous conviendrons d’un rendez-vous.
Bill a hoché la tête.
— Bonne nuit, donc, a-t-il dit.
— Tu ne me proposes pas un dernier verre pour la route ?
Non, mais qu’est-ce qu’il croyait ? Il ne s’attendait pas qu’on lui passe sa canette de PurSang au micro-ondes, quand même ?
Mais ce n’était pas le minibar qu’Éric regardait. C’était moi. Je me suis sentie affreusement vulnérable dans mon peignoir rose, tout à coup.
Bill a préféré garder le silence. Un silence de plomb.
Ses yeux s’attardant sur moi jusqu’au dernier moment, Éric a franchi le seuil et refermé la porte derrière lui.
— Je suis sûre qu’il écoute derrière la porte, ai-je chuchoté, tandis que Bill dénouait la ceinture de mon peignoir.
— Eh bien, qu’il écoute ! a grommelé Bill d’une voix parfaitement audible, avant de passer aux choses sérieuses.
Quand je me suis réveillée, vers 13 heures, l’hôtel semblait plongé dans un profond silence. Et pour cause : la plupart de ses pensionnaires dormaient.
J’avais remarqué le service de sécurité, la veille : deux vampires montaient la garde à la porte du hall. Évidemment, de jour, ils devaient se faire relayer. Mais je supposais que l’établissement était placé sous haute surveillance, ce qui expliquait, en partie, les prix exorbitants qu’il pratiquait. J’ai appelé le room service pour commander mon petit déjeuner (une grande première, pour moi). J’avais une faim de loup, d’autant que, fort logiquement, personne n’avait pensé à me proposer quoi que ce soit à manger, chez Stan.
Je m’étais déjà douchée quand le garçon d’étage a frappé à ma porte. J’ai d’abord jeté un coup d’œil par le judas – après ma tentative d’enlèvement à l’aéroport, j’étais sur mes gardes. Avant d’ouvrir, je suis allée chercher ma bombe lacrymogène et je l’ai gardée cachée derrière mon dos tandis que le jeune type traversait le salon pour déposer son plateau sur la table basse. S’il avait seulement esquissé un pas en direction de la porte derrière laquelle dormait Bill, je l’aurais gazé sans hésiter. Mais Arturo (c’était écrit sur sa veste) avait été bien briefé : ses yeux n’ont jamais quitté ma tasse. Cependant, même s’il ne me regardait pas directement, ça ne l’empêchait pas de penser à moi. J’aurais dû mettre un soutien-gorge...
Comme Bill me l’avait recommandé, je lui ai donné un bon pourboire. Puis j’ai tout mangé : la saucisse, les crêpes, le melon... Je n’en ai pas laissé une miette. Que c’était bon ! Le sirop d’érable avait vraiment le goût de sirop d’érable, pour une fois. Et on avait l’impression que les fruits venaient d’être cueillis.
Il était temps de me préparer pour ma petite visite au centre de la Confrérie. Après m’être maquillée et m’être lavé les dents, je me suis brossé les cheveux, puis je les ai relevés et plaqués sur mon crâne avec des épingles. Ensuite, j’ai sorti ma panoplie de camouflage : perruque brune courte passe-partout (j’avais pris Bill pour un fou quand il était revenu à la maison avec ce postiche sous le bras. Mais j’étais bien contente de l’avoir maintenant) et lunettes de soleil du même style que celles de Stan.
« Bon. Qu’est-ce qu’une fanatique porte pour se rendre à une assemblée de fanatiques ? » me suis-je demandé. D’après moi, les fanatiques étaient en général plutôt conservateurs, et leur tenue vestimentaire devait refléter leur étroitesse d’esprit. Soit parce qu’ils n’attachaient aucune importance aux fringues, soit parce que s’habiller branché ou, du moins, avec un minimum de recherche avait à leurs yeux quelque chose de sulfureux, voire de carrément diabolique. Si j’avais été à Bon Temps, je serais allée tout droit au supermarché du coin et j’en aurais eu pour mon argent. Mais j’étais en plein centre de Dallas, au troisième étage de l’un des hôtels les plus chers du Texas.
Que faire ? Oh, après tout, Bill ne m’avait-il pas dit que je pouvais appeler la réception si j’avais besoin de quoi que ce soit ?
— Réception, a répondu une voix masculine qui essayait d’imiter le ton froid et feutré d’un vampire sans âge. Que puis-je pour vous ?
J’ai presque eu envie de lui dire d’arrêter sa comédie. Franchement, que voulez-vous faire d’une copie quand vous avez l’original à deux pas ?
— Bonjour. Ici Sookie Stackhouse, chambre 314. J’ai besoin d’une longue jupe en jean, taille trente-huit, d’un chemisier à fleurs ou d’un petit haut en jersey à manches courtes dans des tons pastel, même taille, et d’une paire de ballerines assorties, pointure trente-sept.
— Bien, madame, a répondu le réceptionniste – après un léger temps d’arrêt, tout de même. Quand voulez-vous que je fasse monter ces articles dans votre chambre ?
— Rapidement.
Waouh ! C’était vraiment amusant. J’ai décidé de forcer un peu la dose.
— En fait, le plus vite possible.
Je commençais à prendre le coup. C’était génial de vivre aux frais de la princesse. J’adorais ça !
En attendant ma livraison, j’ai regardé les informations. C’était la même chanson que dans toutes les autres grandes villes : problèmes de circulation, problèmes de banlieue, problèmes d’insécurité...
— Le corps d’une femme a été découvert ce matin dans les poubelles d’un grand hôtel, disait le présentateur avec une gravité de circonstance.
Il a incurvé la bouche, les commissures tombantes, pour souligner le sérieux de l’affaire.
— Le corps de Bethany Rogers, une jeune femme de vingt et un ans, a été retrouvé derrière le Silence Éternel, établissement du centre-ville connu pour être le premier hôtel de Dallas à accueillir les morts-vivants. Bethany Rogers a été tuée d’une balle dans la tête. La police parle d’une exécution en règle. L’inspecteur Tawny Kelner a déclaré à notre reporter que, pour l’heure, plusieurs pistes étaient à l’étude.
Sur l’écran, le visage faussement tragique du présentateur a laissé place au visage réellement sinistre de l’inspecteur. C’était une petite femme d’une quarantaine d’années, avec une longue tresse dans le dos. La caméra a reculé pour inclure le reporter : un homme brun, guère plus grand que l’inspecteur, en costume très classe.
— Inspecteur Kelner, est-il vrai que Bethany Rogers travaillait dans un établissement de nuit tenu par des vampires ? a-t-il demandé.
— C’est exact. Cependant, ce n’était pas une entraîneuse, mais une simple serveuse. Elle ne travaillait là-bas que depuis quelques mois, a précisé l’inspecteur.
— Mais le lieu où l’on a retrouvé le corps n’incrimine-t-il pas plus ou moins directement les vampires ?
Le reporter se montrait un peu trop partial, à mon goût.
— Au contraire. Je pense que le corps a été déposé là pour envoyer un avertissement aux vampires, a objecté Kelner. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser...
Elle s’était subitement refermée comme une huître. À croire qu’elle regrettait d’en avoir autant dit.
— Bien sûr, inspecteur, a répondu le reporter, manifestement déstabilisé. Donc, Tom, a-t-il enchaîné en se tournant vers la caméra, comme s’il s’adressait directement au présentateur du journal, il est possible qu’il s’agisse d’une nouvelle provocation de la part des vampires.
Pardon ?
Le présentateur, qui s’était parfaitement rendu compte que le reporter disait n’importe quoi, s’est empressé d’embrayer sur un autre sujet d’actualité.
Pauvre Bethany ! Je retenais mes larmes. Avais-je seulement le droit de pleurer sa mort, vu le rôle que j’avais joué la veille ? Je me demandais ce qui lui était arrivé quand elle avait quitté la maison de Stan, la nuit précédente. S’il n’y avait pas de marques de dents sur son corps, il était presque certain que son assassin n’était pas un vampire.
Déprimée, je me suis redressée pour chercher un crayon dans mon sac, posé au pied du canapé. J’ai fini par dénicher un stylo. Je m’en suis servie pour me gratter sous ma perruque. Malgré l’air conditionné de la suite, ça me démangeait déjà. Environ une demi-heure plus tard, on a frappé à la porte. J’ai de nouveau regardé par le judas. C’était encore Arturo. Il portait tout un tas de vêtements sur le bras.
— Nous rendrons à la boutique ceux dont vous ne voulez pas, m’a-t-il dit en me tendant le tout.
— Il évitait manifestement de regarder ma perruque. Je l’ai remercié et je lui ai donné un pourboire royal (c’est fou ce que ces petites habitudes se prennent vite !), puis je l’ai congédié.
— L’heure du rendez-vous approchait. J’ai enlevé mon peignoir et j’ai examiné ce qu’Arturo m’avait apporté. Un chemisier couleur pêche à fleurs beiges... Ça irait. Mais la jupe... Hum ! Il n’en avait pas trouvé en jean, apparemment. Les deux modèles qu’on lui avait donnés étaient en coton kaki. Bon. Je ferais avec. J’en ai enfilé une. Elle était trop moulante pour l’effet recherché. Il avait bien fait de m’en proposer une autre. Celle-ci était toute simple, droite et fonctionnelle : parfaite pour l’image que je voulais donner. J’ai chaussé les ballerines beiges, remis mes perles aux oreilles, et j’étais prête. J’avais même un vieux sac en paille façon cabas pour compléter l’ensemble. Malheureusement (j’ai honte de le dire), c’était le mien. Mais il allait à merveille avec ma tenue.
— Ainsi parée, je suis sortie dans le couloir désert. Dans ce décor feutré – absence totale de miroirs et de fenêtres, pénombre ménagée par de discrets éclairages, épaisse moquette rouge sang et tissu assorti sur les murs –, j’avais l’impression de marcher à l’intérieur d’un tombeau.
— Les portes de l’ascenseur se sont ouvertes dès que j’ai effleuré le bouton d’appel, et je suis descendue au rez-de-chaussée. J’étais toute seule dans la cabine, et il n’y avait même pas de musique d’ambiance ! Le Silence Éternel méritait bien son nom.
Des vigiles armés montaient la garde dans le hall. Ils regardaient la porte d’entrée de l’hôtel, qui était manifestement verrouillée. Un écran placé de chaque côté permettait de surveiller le trottoir, et un autre offrait un panorama plus large sur la rue.
Sur le coup, j’ai cru à un assaut imminent des forces de police ou quelque chose de ce genre et je me suis figée, le cœur battant. Mais, après quelques secondes de calme absolu, j’ai compris que ce devait être le mode de fonctionnement habituel de l’hôtel. C’était même sans doute la raison pour laquelle les vampires venaient ici et dans d’autres établissements spécialisés similaires. Personne ne pouvait franchir la porte de l’hôtel sans être identifié au préalable. Personne ne pouvait emprunter l’ascenseur sans l’accord des gardes. Personne ne pouvait accéder aux chambres où, vulnérables et plongés dans leur sommeil séculaire, les vampires dormaient.
Les agents de sécurité en faction, deux colosses en livrée noire, portaient des armes qui m’ont paru énormes. Mais bon, je ne suis pas habituée aux armes à feu. Ils m’ont jeté un morne coup d’œil au passage, avant de reprendre leur surveillance de l’entrée.
Même le personnel de la réception était armé. On pouvait voir des revolvers accrochés derrière le comptoir. Je me suis demandé jusqu’où ils étaient capables d’aller pour protéger leurs clients. Seraient-ils vraiment prêts à tuer d’autres êtres humains ? À éliminer des vivants pour défendre des morts ? Comment ce genre d’homicide serait-il considéré par la loi ? Beau procès en perspective !
Un homme blond très mince, au nez chaussé de lunettes, était assis dans l’un des fauteuils capitonnés du hall. Il devait avoir environ trente ans. Il portait un costume d’été kaki en coton, un polo blanc, une cravate noire classique, une ceinture noire et des mocassins noirs. Pas de doute, il s’agissait du plongeur de la veille.
— Hugo Ayres ?
Il s’est levé d’un bond, comme s’il était monté sur ressort, et m’a serré la main.
— Vous êtes Sookie ? Mais... vos... Hier, vous étiez blonde...
— Je le suis toujours. C’est une perruque.
— Ah ! Ça fait très naturel.
— Tant mieux. On y va ?
— Ma voiture est garée devant l’hôtel.
Il a posé la main dans mon dos pour m’orienter dans la bonne direction. Comme si j’avais pu rater la porte ! Mais j’ai apprécié sa courtoisie.
— Depuis quand fréquentez-vous Isabeau ? lui ai-je demandé pendant qu’on attachait nos ceintures dans sa Chevrolet Caprice.
— Ah ! Hum... Ça doit faire presque un an.
Il avait de grandes mains avec des taches de rousseur. Je l’aurais très bien vu vivre dans un pavillon de banlieue avec une femme qui se faisait un brushing tous les matins et trois charmantes petites têtes blondes à son image.
— Vous êtes divorcé ?
J’avais lancé ça sans réfléchir, et je m’en suis voulu quand j’ai vu la douleur crisper ses traits.
— Oui. Le divorce a été prononcé très récemment.
— Je suis désolée.
J’ai préféré changer de sujet et lui ai demandé s’il avait des enfants. À vrai dire, je lisais assez clairement dans son esprit pour savoir qu’il avait une petite fille. Mais je ne parvenais pas à découvrir son nom, ni son âge.
— Est-il vrai que vous pouvez lire dans les pensées ? m’a-t-il soudain demandé.
— Oui, c’est vrai.
— Pas étonnant que les vampires vous trouvent si intéressante.
— En effet, ça contribue sans doute beaucoup à l’attrait que j’ai à leurs yeux, lui ai-je répondu d’un ton parfaitement détaché. Parlez-moi un peu de vous. Qu’est-ce que vous exercez comme métier, le jour ?
— Je suis avocat.
— Pas étonnant que les vampires vous trouvent si intéressant.
— Je suppose que je n’ai que ce que je mérite, a admis Hugo après un silence prolongé (le temps d’accuser le coup, je présume).
— Laissez tomber. Essayons plutôt de nous trouver une couverture crédible.
— Est-ce que nous ne pourrions pas être frère et sœur ?
— Pourquoi pas ? J’en ai vu qui se ressemblaient moins que nous. Mais je crois qu’il vaudrait mieux qu’on se fasse passer pour un couple. Ça permettrait d’expliquer nos lacunes, si jamais on était séparés et interrogés. Je ne dis pas que ça va arriver – je serais même la première surprise si ça se produisait –, mais en tant que frère et sœur, on serait censés tout savoir l’un de l’autre.
— Vous avez raison. Pourquoi ne pas dire que nous nous sommes rencontrés au temple ? Vous venez d’emménager à Dallas et je vous ai rencontrée à l’office du dimanche, au temple méthodiste Glen Craigie. C’est réellement ma paroisse, d’ailleurs.
— OK. Mais pour commencer, tutoyons-nous. Je sais bien qu’on est censés faire réac, mais il ne faut tout de même pas exagérer.
— Vous... Tu as raison.
— Et si j’étais... gérante d’un restaurant ?
Avec mon expérience du milieu chez Sam, je devais pouvoir me montrer convaincante dans le rôle, si on ne me posait pas de questions trop pointues.
Hugo a eu l’air étonné.
— Pourquoi pas ? Quant à moi, je ne suis pas très bon acteur : je préfère rester avocat.
— Pas de problème. Comment as-tu rencontré Isabeau ?
J’étais curieuse, pour ne rien vous cacher.
— Je défendais Stan. Ses voisins avaient porté plainte contre lui. Ils cherchaient à faire interdire la présence des vampires dans leur quartier. Ils ont perdu, bien entendu.
D’après ce que je percevais de ses pensées, Hugo avait des doutes quant à sa relation avec une vampire. Et il n’était pas tout à fait persuadé qu’il aurait dû gagner ce procès. En fait, il éprouvait des sentiments très ambivalents vis-à-vis d’Isabeau. Super ! Ça rendait cette mission encore plus angoissante qu’elle ne l’était déjà.
— Est-ce que c’est paru dans les journaux ? Je veux dire, a-t-on parlé de toi à l’occasion de ce procès ?
Il a eu l’air ennuyé.
— Bon sang ! Quelqu’un de la Confrérie pourrait reconnaître mon nom ou mon visage : ma photo a été publiée, au moment de l’affaire.
— Eh bien, ce n’est peut-être pas plus mal. Tu pourras toujours faire croire que tu as retourné ta veste. Qu’en approchant les vampires d’aussi près, tu as compris ton erreur.
Hugo a réfléchi à la question, en tambourinant des doigts sur le volant.
— D’accord, a-t-il finalement admis. Comme je te l’ai déjà dit, je ne suis pas doué pour la comédie, mais j’imagine que je saurai jouer cette carte-là.
Moi, c’est plutôt le contraire : je passe mon temps à jouer la comédie. Afficher un grand sourire en prenant la commande d’un client au moment même où il est en train de se dire que ça ne lui déplairait pas de vérifier si vous êtes une vraie blonde, ça vaut probablement un cours de théâtre à l’Actors Studio. Mais comme on ne peut pas en vouloir aux gens de ce qu’ils pensent – en général –, il vaut mieux apprendre à dépasser ça.
Je m’apprêtais à suggérer à l’avocat qu’il devrait me prendre la main, si les choses se gâtaient, pour que je puisse lire dans ses pensées et agir en conséquence, mais je me suis ravisée. Cette ambiguïté qui émanait de lui comme une eau de Cologne bon marché me donnait à réfléchir. Il pouvait bien être accro à Isabeau (d’un point de vue sexuel), il pouvait même s’imaginer qu’il l’aimait (elle ou, peut-être, le danger qu’elle représentait), il ne me semblait pas, pour autant, lui être vraiment attaché cœur et âme.
Cette réflexion m’a amenée à une brève et assez inconfortable introspection : et moi, que ressentais-je vraiment pour Bill ? Mais ce n’était ni le lieu ni le moment de me poser la question. J’avais déjà découvert assez d’éléments perturbants dans la tête de mon partenaire pour me demander s’il était bien raisonnable de lui faire confiance pour la petite mission dont on nous avait chargés. Autant dire que j’étais à deux doigts de douter de ma sécurité en pareille compagnie. Je me demandais aussi ce qu’Hugo Ayres savait vraiment à mon sujet. Sans doute pas grand-chose. Il n’avait pas assisté à la séance de la veille, et Isabeau ne m’avait pas donné l’impression d’être particulièrement loquace.
La route à quatre voies, qui traversait une immense banlieue, était flanquée des fast-foods et des grandes chaînes de magasin habituels. Progressivement, les commerces ont cédé la place aux résidences, et le béton à la verdure urbaine. Pourtant, la circulation était toujours aussi infernale. Je me suis dit que je ne pourrais jamais vivre dans un endroit pareil et supporter ça tous les jours.
Hugo a ralenti et mis son clignotant. Il se préparait à entrer dans le parking d’un gigantesque temple. Le sanctuaire proprement dit s’élevait sur deux étages. Il était immense. À ma connaissance, seuls des baptistes pouvaient remplir un tel lieu de culte, et uniquement si toutes leurs congrégations étaient réunies. Une aile de plain-pied partait de chaque côté du corps de bâtiment. C’était une construction en briques peintes en blanc, aux fenêtres en verre teinté.
Une pelouse parfaitement entretenue, d’un vert surnaturel, entourait le tout. Une pancarte plantée dans le gazon indiquait : « Centre de la Confrérie du Soleil. » En dessous était écrit : « Seul Jésus s’est relevé d’entre les morts. »
— Pfff ! Ce truc dit n’importe quoi, ai-je grommelé en sortant de la voiture. Lazare aussi s’est relevé d’entre les morts. Pauvres nuls ! Même pas fichus de lire leur Bible correctement.
— Tu ferais mieux de changer d’attitude dès maintenant, m’a avertie Hugo en appuyant sur le bouton du verrouillage centralisé. Sinon, tu risques de laisser échapper une parole malheureuse. Ces gens-là ne plaisantent pas. Ils ont reconnu publiquement avoir livré deux vampires aux saigneurs et ont même revendiqué la responsabilité de cette action.
— Ils sont de mèche avec les saigneurs !
J’en avais la nausée. Les saigneurs exerçaient une activité fort peu recommandable dont ils avaient fait une véritable profession, une profession à haut risque... Ils traquaient les vampires et, une fois qu’ils les avaient piégés, ils les ligotaient avec une chaîne d’argent et les vidaient de leur sang, qu’ils vendaient au marché noir. Le sang des vampires, devenu la nouvelle drogue à la mode, était très recherché.
— Ces gens, là-dedans, ont livré des vampires aux saigneurs !
Je n’arrivais pas à m’en remettre.
— C’est ce qu’un de leurs membres a dit, dans une interview parue en première page d’un quotidien à grand tirage. Évidemment, dès le lendemain, leur leader démentait l’information au journal télévisé. Mais, à mon avis, c’était pour sauver la face. La Confrérie supprime les vampires par tous les moyens possibles et imaginables. Pour elle, ils sont d’essence diabolique, une abomination, une manifestation du Malin. Pour lutter contre eux, ses adeptes sont prêts à tout. Si jamais tu prends leur défense, ils peuvent exercer sur toi d’insoutenables pressions. Essaie de t’en souvenir, chaque fois que tu ouvriras la bouche de l’autre côté de cette porte, a-t-il conclu d’un ton sinistre, en désignant l’entrée du temple du doigt.
— Vous aussi, monsieur l’Oiseau de Mauvais Augure.
Nous nous sommes dirigés à pas lents vers le bâtiment. Il y avait une dizaine d’autres véhicules sur le parking, de la vieille guimbarde cabossée à la voiture de luxe. J’avais un petit faible pour la Lexus blanche, si rutilante qu’elle aurait pu appartenir à un vampire.
— On dirait que ça rapporte de spéculer sur la haine, a commenté Hugo en regardant la Lexus.
— Et qui est le roi de ce château ?
— Un certain Steve Newlin.
— Je parie que c’est sa voiture.
— Ça expliquerait l’autocollant sur le pare-brise.
— J’ai hoché la tête. On pouvait y lire : « Vampires : plutôt morts que vivants ! » Et une réplique de pieu (enfin, je préférais penser qu’il était factice) se balançait au rétroviseur intérieur.
— L’endroit semblait bien animé pour un samedi après-midi. Des enfants s’amusaient sur des balançoires, des tourniquets et des toboggans dans une cour entourée de grilles. Ils jouaient sous la surveillance d’un adolescent qui avait l’air de s’ennuyer à cent sous de l’heure. Il levait de temps à autre un œil morne, avant de recommencer à se ronger les ongles. Il ne faisait pas aussi chaud que la veille (le retour annoncé de l’été n’avait été, en fait, qu’un baroud d’honneur, Dieu merci !), et la porte du centre était ouverte pour profiter au maximum de cette belle journée ensoleillée.
— Hugo m’a pris la main. Sur le coup, j’ai sursauté, avant de comprendre qu’il s’efforçait de nous faire passer pour un jeune couple d’amoureux. Il n’était absolument pas attiré par moi, ce qui me convenait parfaitement. Après quelques secondes d’ajustement, on a réussi à trouver une attitude à peu près naturelle. Ce contact physique ne faisait que renforcer celui que j’avais mentalement avec Hugo. Je savais donc qu’il était anxieux mais déterminé. Cependant, il éprouvait une sorte de dégoût à l’idée de me toucher, et cette répulsion était un peu trop violente pour ma tranquillité d’esprit. N’inspirer aucun désir était une chose, mais cette manifeste aversion me mettait mal à l’aise. Je sentais que ça cachait quelque chose, une façon de penser, certains principes...
Mais il y avait des gens qui venaient au-devant de nous, et j’ai dû rebrancher mes neurones sur la réalité. Avant même que j’y aie consciemment songé, mes lèvres dessinaient un sourire commercial depuis longtemps devenu automatique. Déjà, le couple d’un certain âge qui sortait du temple nous avait dépassés, après nous avoir adressé un signe de tête auquel Hugo et moi avions courtoisement répondu.
Il faisait frais dans la pénombre du bâtiment en briques blanches. La partie où nous nous trouvions avait dû abriter les classes de catéchisme, quand le temple accueillait encore des fidèles. Des plaques toutes neuves ornaient à présent les portes, de part et d’autre du long couloir : «Administration – publicité » et, plus perturbant, «Relations presse ».
Un peu plus loin devant nous, une femme d’une quarantaine d’années est sortie d’une autre pièce. En nous apercevant, elle s’est aussitôt tournée dans notre direction. Elle avait un air plutôt engageant, sympathique, même, avec ses courts cheveux châtains, sa peau de pêche et son rouge à lèvres rose pâle assorti à son vernis à ongles. Sa lèvre inférieure était un peu boudeuse, ce qui lui donnait une certaine sensualité un peu provocante que ne démentaient pas ses lignes arrondies. Sa jupe en coton bleu marine et son chemisier rayé bleu et blanc étaient le parfait reflet de ma propre tenue, et je me suis intérieurement félicitée du choix de mon déguisement.
— Puis-je vous être utile ? nous a-t-elle demandé.
— Nous voudrions en savoir un peu plus sur la Confrérie, a répondu Hugo avec la même amabilité et la même sincérité dont paraissait faire preuve notre nouvelle amie.
Elle portait un badge sur la poitrine : « S. Newlin. »
— Ravie de vous accueillir parmi nous ! s’est-elle exclamée. Je suis Sarah Newlin, l’épouse du directeur du centre, Steve Newlin.
— Elle a serré la main d’Hugo, mais pas la mienne. Je ne m’en suis pas formalisée outre mesure : certaines femmes trouvent ridicule de serrer la main des personnes de leur sexe.
— Après les «enchanté de vous connaître » de rigueur, elle a agité une main impeccablement manucurée vers la porte à double battant au fond du couloir.
— Si vous voulez bien me suivre, je vais vous montrer où les choses se passent, nous a-t-elle proposé avec un petit rire de gorge, comme si l’idée lui paraissait un peu farfelue.
— Toutes les portes étaient ouvertes, et chaque pièce offrait le spectacle d’activités on ne peut plus licites. Si Newlin et compagnie détenaient des prisonniers ou dirigeaient des opérations occultes, ils devaient œuvrer dans une autre partie de l’édifice. Je regardais tout ce que je voyais avec attention, bien décidée à emmagasiner un maximum de renseignements. Mais, pour l’heure, l’intérieur de la Confrérie du Soleil était d’une propreté aussi aveuglante que l’extérieur, et les personnes qui y travaillaient n’avaient vraiment rien de sinistre ou de pervers.
— Sarah marchait devant nous d’un pas alerte. Elle serrait un dossier contre son cœur et discutait avec nous par-dessus son épaule. Elle semblait avancer avec une élégance nonchalante, mais, en fait, j’avais du mal à suivre son rythme. Hugo et moi avons été obligés de nous lâcher la main et d’accélérer pour ne pas nous faire semer.
Le bâtiment était beaucoup plus vaste que je ne l’avais tout d’abord imaginé. On était entrés à l’une des extrémités de l’aile droite et on traversait à présent l’ancien temple, transformé en centre de conférences, pour pénétrer dans l’aile gauche. Ce bâtiment-ci comprenait moins de pièces, mais elles étaient nettement plus grandes. La plus proche du sanctuaire avait manifestement abrité le presbytère. À présent, il y avait une plaque sur la porte qui indiquait : « G. Steven Newlin, directeur. »
C’était la première porte fermée que je voyais depuis le début de la visite.
Sarah a frappé, puis, après avoir patienté un instant, est entrée dans la pièce. En nous voyant, l’homme grand et élancé assis au bureau s’est levé avec un sourire radieux, plein d’impatience enjouée. Sa tête semblait trop petite pour son corps. Il avait les yeux d’un bleu délavé, un nez en bec d’aigle et des cheveux du même châtain que sa femme, avec une touche poivre et sel très distinguée. Je ne sais pas bien quel portrait-robot j’aurais fait d’un fanatique, mais cet homme-là n’y ressemblait pas du tout. La vie semblait l’amuser follement, et je n’aurais pas été surprise qu’il soit un brin enclin à l’autodérision.
Il s’entretenait avec une grande femme aux cheveux gris. Elle portait un pantalon et un chemisier, mais on l’aurait mieux vue dans un tailleur de femme d’affaires. Elle arborait un maquillage assez effrayant, à moins que ce ne soit son expression qui la rendait si peu amène : elle semblait on ne peut plus mécontente. Était-ce à cause de notre irruption ?
— Que puis-je faire pour vous par cette belle journée ? a demandé Steve Newlin en nous invitant d’un geste à nous asseoir, Hugo et moi.
On a tous les deux pris place dans les fauteuils en cuir vert disposés face à lui, de l’autre côté de son bureau. Sans attendre d’y être conviée, Sarah s’est elle aussi assise, sur une chaise adossée au mur.
— Excuse-moi, Steve, a-t-elle dit à son mari, avant de se tourner vers nous. Puis-je vous offrir un café ? Un jus de fruits ?
On s’est consultés du regard, Hugo et moi, et on a secoué la tête en même temps.
— Chéri, voici... Oh ! Je ne vous ai même pas demandé votre nom !
Elle nous a lancé un regard contrit.
— Je m’appelle Hugo Ayres, et voici mon amie, Marguerite.
Marguerite ? Avait-il perdu la tête ? J’ai réussi à conserver mon sourire de façade, non sans effort. Puis j’ai aperçu un vase de marguerites sur une petite table, à côté de Sarah, et j’ai compris d’où lui venait cette subite inspiration. Nous avions commis une grosse erreur : nous aurions dû parler de tout ça avant et nous mettre d’accord. Si c’était bien la Confrérie qui avait placé Stan Davis sur écoute, ses dirigeants connaissaient forcément le nom de Sookie Stackhouse. Heureusement qu’Hugo y avait pensé ! Mais quand même, Marguerite !
— Le nom d’Hugo Ayres ne te dit pas quelque chose, Sarah ?
L’attitude de Steve Newlin reflétait la plus parfaite perplexité – front plissé, sourcils froncés, tête légèrement penchée sur le côté.
— Ayres ? a répété la femme aux cheveux gris. Au fait, je suis Polly Blythe, la responsable des événements de la Confrérie.
— Oh ! Polly, je suis désolée. Je manque à tous mes devoirs d’hôtesse, s’est exclamée Sarah, avant d’imiter la pose de son époux.
Soudain, son regard s’est éclairé, et elle a adressé un sourire rayonnant à son mari.
— N’était-ce pas un certain Ayres qui représentait les vampires dans le procès de University Park ?
— Absolument, a acquiescé Steve en se calant clans son fauteuil.
Il a croisé les jambes, fait un signe à quelqu’un qui passait dans le couloir et noué ses doigts autour de son genou.
— Voici une visite fort intéressante, monsieur Ayres. Serait-il possible que vous ayez découvert le revers de la médaille, si je puis dire ? Le côté sombre des vampires ?
Steve Newlin empestait la jubilation à plein nez, pire qu’un putois !
— C’est une façon assez juste de résumer... a commencé Hugo.
Mais Steve a continué sur sa lancée :
— Leur côté suceurs de sang ? Prédateurs des ténèbres ? Avez-vous fini par comprendre qu’ils voulaient tous nous soumettre à leurs mœurs contre nature, nous bercer de fausses promesses afin de mieux nous exterminer ?
Je savais que je devais ouvrir des yeux comme des soucoupes. Sarah hochait la tête avec cette même attitude engageante qu’elle avait eu dès qu’elle nous avait abordés, cet air d’Américaine lambda pleine de bons sentiments qu’on croise à tous les coins de rue. Polly, en revanche, semblait sur le point d’atteindre une jouissance particulièrement perverse.
Toujours souriant, Steve poursuivait :
Vous savez, la perspective d’une vie éternelle sur cette terre peut paraître alléchante, mais elle a un prix : celui de votre âme. En devenant vampire, vous la perdrez. Et quand nous vous attraperons – car nous vous attraperons, un jour ou l’autre, sans doute pas moi, bien sûr, mais peut-être mon fils ou ma petite-fille –, quand nous vous transpercerons le cœur avec un pieu avant de vous brûler, alors, vous connaîtrez vraiment l’enfer. Et vous n’aurez rien gagné à avoir retardé l’échéance. Vous savez, Dieu a prévu un coin spécial pour les vampires qui se sont servis des humains comme de Kleenex que l’on jette après les avoir utilisés...
Hou là ! Mais c’est qu’on s’enfonçait dans le glauque à la vitesse grand V ! Et ce que je recevais de l’esprit de Steve n’était qu’un perpétuel flux de jubilation satisfaite, le tout pimenté d’une bonne dose d’intelligence retorse. Pour lors, rien de concret, donc.
— Excuse-moi, Steve, est soudain intervenue une grosse voix grave.
J’ai tourné la tête et j’ai découvert un homme aux cheveux noirs coupés en brosse, plutôt séduisant, avec un corps de bodybuilder parfaitement entraîné. Il a souri à la cantonade, avec ce même air bienveillant qu’ils arboraient tous en permanence. Ça m’avait rassurée, au début. Maintenant, ça me donnait la chair de poule.
— Notre hôte te réclame, a poursuivi le nouveau venu.
— Oh, vraiment ? J’arrive dans une minute.
— Je préférerais que tu viennes maintenant. Je suis persuadé que tes invités ne t’en voudront pas de les faire attendre un peu, a insisté Monsieur Muscle en nous adressant un regard implorant.
L’image d’un endroit sombre et confiné a alors traversé l’esprit d’Hugo. Ce flash m’a paru bizarre.
— Je te rejoins dès que j’en ai fini avec nos amis, Gabby, lui a répondu Steve d’un ton ferme et sans réplique.
— C’est-à-dire que, Steve...
Gabby ne semblait pas prêt à céder aussi facilement. Mais une étincelle menaçante est soudain apparue dans les yeux de Steve tandis qu’il se redressait dans son fauteuil et décroisait les jambes. Gabby a reçu le message cinq sur cinq. Il a lancé à son interlocuteur récalcitrant un coup d’œil qu’on aurait pu difficilement qualifier de dévoué, mais il a quitté la pièce.
Ce bref échange entre les deux hommes me paraissait prometteur. Je me suis demandé si Farrell était retenu quelque part dans les parages, derrière une porte verrouillée. Je me voyais déjà retourner chez Stan pour lui révéler l’endroit exact où était enfermé son «frère ». Ensuite...
Oh oh ! Ensuite, Stan viendrait attaquer la Confrérie du Soleil avec les autres membres de son clan, tuerait tous les adeptes, libérerait Farrell et...
Hugo s’est éclairci la gorge.
— Nous voulions juste savoir si vous aviez quelque chose à nous présenter qui nous donnerait une idée plus précise de vos activités. Un événement prochain auquel nous pourrions assister, par exemple.
Son ton n’exprimait qu’une simple curiosité, un intérêt somme toute assez modéré.
— Puisque, si j’ai bien compris, Mlle Blythe est justement chargée de l’organisation de telles manifestations, peut-être pourra-t-elle nous répondre.
J’ai surpris le coup d’œil incertain que Polly Blythe lançait à Steve. Mais ce dernier est resté de marbre. D’après ce que je pouvais capter de ses pensées, elle était ravie qu’on fasse appel à ses lumières.
— Eh bien, nous avons effectivement plusieurs événements en vue, nous a-t-elle annoncé. Aujourd’hui, nous organisons justement une veillée exceptionnelle qui sera suivie d’un rituel du soleil levant dominical.
— Voilà qui semble intéressant. Mais, quand vous parlez de « soleil levant », vous voulez dire que ça se passe vraiment à l’aube ?
J’essayais de paraître enthousiaste.
— Oh, oui, oui, absolument. Nous appelons les services météo avant, pour nous renseigner sur l’heure exacte du lever du soleil, a assuré Sarah en riant.
— C’est un office extrêmement édifiant. Vous ne l’oublierez pas de sitôt, a renchéri Steve.
— Mais quel genre d’office... Enfin, que se passe-t-il exactement ? s’est enquis Hugo.
— Vous aurez la manifestation du pouvoir de Dieu juste sous les yeux, lui a expliqué Steve, tout sourire.
Ça promettait !
— Oh, Hugo ! me suis-je écriée. Tu ne trouves pas ça fascinant ?
— Certainement. À quelle heure commence la veillée ?
— A 18 h 30. Nous tenons à ce que tous nos membres soient là avant « leur » lever.
J’ai eu un quart de seconde de perplexité, puis j’ai compris que Steve voulait que tous les adeptes arrivent avant que les vampires ne se réveillent pour la nuit.
— Mais comment font les fidèles pour les éviter, en rentrant chez eux ? ai-je demandé.
— Oh, mais ils ne rentrent pas ! Vous n’avez pas dû participer à beaucoup de veillées dans votre jeunesse ! s’est exclamée Sarah. C’est très amusant. Tout le monde vient avec son sac de couchage. Nous dînons ensemble et faisons des tas de jeux très distrayants. Il y a aussi des lectures de la Bible et un sermon, bien sûr. Nous passons vraiment toute la nuit ensemble dans le temple.
Donc, pour Sarah, la Confrérie était bel et bien une église, au même titre que la congrégation baptiste ou méthodiste. Et j’aurais juré que c’était aussi le point de vue de tous les adeptes. Si le centre de la Confrérie ressemblait à un temple et fonctionnait comme un temple, alors c’était un temple, quel que soit son statut légal.
Contrairement à ce que pensait Sarah, j’avais participé à des veillées, quand j’étais adolescente, et j’avais vécu cette expérience comme une véritable punition. Imaginez une bande de jeunes enfermés dans une vieille baraque isolée toute la nuit, obligés de cohabiter dans une promiscuité quasi intime, sous la houlette d’une brochette de chaperons en soutane proposant films éducatifs, lectures et jeux tous plus débiles les uns que les autres, le tout avec provisions illimitées de bonbons et de gâteaux fournis par des mères angoissées. L’adolescente en pleine puberté que j’étais alors avait pourtant résisté au bombardement incessant d’hormones sexuelles (et aux pensées coupables et autres pulsions qu’elles engendraient) et enduré les hurlements, les blagues lamentables et les batailles de polochons de rigueur sans broncher. L’enfer, je vous dis !
« Oui, mais ce sera différent, cette fois, me suis-je dit. Il s’agit d’adultes, et d’adultes venus défendre une cause, qui plus est. Oublie les centaines de paquets de chips éclatés et les sacs à viande noués. Si on participe à cette soirée, Hugo et moi, on aura peut-être une petite chance de fouiller les bâtiments et de délivrer Farrell. » Car j’étais sûre qu’il était enfermé là, à présent. J’étais même persuadée que le fameux rituel du soleil levant n’était autre que son sacrifice.
— Nous serions enchantés de vous compter parmi nous, a déclaré Polly. Ce n’est pas la nourriture qui manque, et nous avons largement assez de lits de camp.
Hugo et moi avons échangé un regard incertain.
— Pourquoi ne pas faire une petite visite du centre maintenant ? nous a suggéré Sarah, consciente de notre hésitation. Cela vous donnera le temps de réfléchir.
Si je comptais sur Hugo pour me décider, j’étais mal partie. Quand je lui ai pris la main, j’ai été submergée par un flot d’incertitude. Hugo ne semblait vraiment pas près de se réconcilier avec lui-même. Une seule pensée s’est dégagée clairement de tout ce fatras : « Fichons le camp d’ici ! »
J’ai immédiatement revu mes plans, opérant un virage à 180°. Si Hugo en était déjà au stade où il ne souhaitait rien tant que prendre la tangente, nous n’avions plus rien à faire là. Les autres questions pourraient attendre.
Je lui ai aussitôt tendu la perche.
— Pourquoi ne pas rentrer directement chercher nos duvets et nos affaires de toilette, mon chéri ?
— Tu as raison. Et il faut qu’on donne à manger au chat, a immédiatement ajouté mon fidèle partenaire. Mais nous serons de retour à... 18 h 30, c’est bien cela ?
— Oh, j’y pense ! s’est écriée Sarah. Steve, n’avons-nous pas des sacs de couchage en réserve dans la salle du fond ? Tu sais, ceux que nous avons gardés après le départ de ce jeune couple qui a séjourné ici quelque temps.
— Absolument. Nous serions heureux de vous garder avec nous en attendant l’arrivée des autres fidèles, a renchéri Steve avec un sourire radieux.
J’ai tout de suite senti la menace sous-jacente et compris qu’il fallait déguerpir au plus vite. Pourtant, je n’avais toujours pas réussi à capter quoi que ce soit d’intéressant dans l’esprit des Newlin, qui n’offraient, à mes vaines tentatives de détection, qu’un infranchissable mur de détermination. Quant à Polly Blythe, elle semblait toujours jubiler. Maintenant qu’on avait manifestement éveillé leurs soupçons, je n’avais aucune envie de pousser mes investigations plus loin. Je n’avais qu’une hâte : quitter le centre sans perdre une seconde. Et si je parvenais à partir, je me jurais bien de ne jamais y remettre les pieds. J’abandonnerais séance tenante mon job de détecteur de pensées pour les vampires ; je me contenterais de mon tranquille petit emploi de serveuse et de dormir dans les bras de Bill aussi souvent que possible. Point à la ligne.
— Je suis désolée, mais nous devons vraiment nous en aller, ai-je insisté avec un peu plus de fermeté. Vous nous avez vraiment fait bon accueil et nous tenons à être des vôtres, ce soir. Mais nous avons quelques courses urgentes à faire avant cela. Vous savez ce que c’est : quand vous travaillez toute la semaine, il ne vous reste que le week-end pour régler toutes ces petites corvées qui s’accumulent sans qu’on s’en rende compte.
— Oh, mais elles seront encore là quand la veillée s’achèvera demain ! a protesté Steve, moqueur. Maintenant que vous êtes ici, il faut que vous restiez. Allez ! L’affaire est entendue.
Il semblait impossible de sortir de ce guêpier sans nous trahir. Notre résistance serait vraiment devenue suspecte. Mais je n’avais pas l’intention de cracher le morceau, pas tant qu’il y avait encore un espoir, si minime soit-il, de nous échapper.
Nous avons tourné à gauche en sortant du bureau de Steve. Steve marchait derrière nous, Polly sur notre droite, et Sarah nous précédait. Chaque fois qu’on passait devant une porte, une voix s’élevait : « Steve, je peux te voir une minute ? » ou « Steve, Ted prétend qu’on doit changer l’édito de la dernière newsletter. Tu en penses quoi ? » Mais, en dehors d’un clin d’œil complice ou d’un signe de la main, je n’ai pas vu Steve Newlin fournir la moindre réponse concrète à ces demandes réitérées de ses collaborateurs. Et toujours cet inamovible sourire bienveillant.
Je me demandais combien de temps la machine continuerait à tourner, si Steve devait disparaître. Puis j’ai eu honte d’avoir pensé une chose pareille, parce que, dans mon esprit, «s’il devait disparaître » signifiait « s’il était tué ». De toute façon, je commençais à croire que Sarah ou Polly seraient ravies de prendre sa place, si l’occasion s’en présentait. Elles semblaient de la même trempe : mains de fer dans des gants de velours.
Tous ces bureaux paraissaient parfaitement ordinaires, et les tâches qu’on y effectuait on ne peut plus routinières et normales, comme celles qu’accomplit n’importe quel employé dans n’importe quelle entreprise standard (si tant est qu’on puisse considérer les bases sur lesquelles reposait cette organisation comme normales, évidemment). Rien ne différenciait ces gens de l’Américain moyen, si ce n’est qu’ils avaient l’air un peu plus « propres sur eux » et étaient presque trop bien élevés. Il y avait même des Noirs et des Hispaniques dans le staff, ce qui me paraissait plutôt étonnant, de la part d’employeurs aussi sectaires.
Mais, plus surprenant encore, ils avaient recruté une créature qui n’appartenait vraisemblablement pas au genre humain !
Une petite femme brune de type latino marchait au-devant de nous dans le hall et, quand son regard a croisé le mien, j’ai saisi au vol une signature mentale que je n’avais rencontrée qu’une fois : celle de Sam Merlotte. Comme Sam, cette femme était un changeling. Elle a écarquillé les yeux en percevant ma différence. J’ai essayé de capter son attention et, pendant une minute, nos regards sont restés rivés l’un à l’autre, tandis que je tentais de lui faire parvenir un message qu’elle s’efforçait par tous les moyens de ne pas recevoir.
— Vous ai-je dit que le temple que nous occupons actuellement avait été érigé dans les années soixante ? chantonnait Sarah, alors que la petite femme brune s’éloignait dans un cliquetis précipité de talons.
Elle a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule et, une fois encore, nos regards se sont croisés. Il y avait de la peur dans ses yeux. Quant aux miens, ils devaient clignoter comme des enseignes lumineuses avec les mots « Au secours ! » en lettres de feu.
— N... non, ai-je bégayé.
— Encore quelques pas, et nous aurons fait le tour complet, a repris Sarah d’un ton encourageant.
Nous arrivions effectivement à la dernière porte, au bout du couloir. Celle qui lui faisait pendant, dans l’autre aile, donnait sur l’extérieur. Les deux ailes semblaient avoir été construites sur le même modèle, de part et d’autre du sanctuaire central.
— C’est vraiment immense, a commenté Hugo, faisant ainsi aimablement part de sa favorable impression à nos hôtes.
Quels qu’aient été ses sentiments antérieurs, il semblait à présent délivré de toutes les émotions contradictoires qui l’avaient si violemment tourmenté. En fait, il ne paraissait absolument plus concerné par ce qui se passait. Il fallait qu’il soit complètement autiste ou, pour le moins, totalement dépourvu d’intuition pour ne pas mesurer la gravité de la situation.
C’était bien ma veine ! J’étais tombée sur le type le plus bouché qui soit. Tout ce qui l’intéressait, c’était que Polly ouvre la dernière porte, la porte au fond du couloir, celle qui devait donner sur l’extérieur.
Mais je m’étais trompée. Cette porte-ci donnait sur un escalier, un escalier qui s’enfonçait dans le noir...